ISHIKAWA J.

ISHIKAWA J.
ISHIKAWA J.

Pareil aux artisans et artistes de l’époque d’Edo dont il fit les personnages truculents d’une de ses œuvres marquantes, Shokoku Kijin Den («Vies d’excentriques de toutes les provinces», 1957), Ishikawa Jun fut longtemps considéré, dans les milieux littéraires japonais, comme un «original». En effet, peut-on rêver écrivain plus inclassable que lui? Son goût du paradoxe, son mépris des conventions déconcertent et parfois même irritent, tandis que l’étendue de sa culture et la maîtrise de son style suscitent l’admiration et font de lui le dernier vrai «lettré» dans la tradition des intellectuels confucéens. Ishikawa est parvenu, à l’écart de toutes les écoles, et sans se départir d’une discrétion rare, à imposer aux lecteurs, au fil de son œuvre, la puissance d’un univers chaotique que certains écrivains plus jeunes, Abe K 拏b 拏, Fukunaga Takehiko, Oe Kenzabur 拏, ont reconnu comme leur. La place fondamentale qu’il a occupée dans la littérature japonaise contemporaine est donc indéniable. Une question pourtant reste posée, que ne résout pas entièrement la publication de son roman Ky 拏f ki («Chroniques du vent fou», 1980): n’y a-t-il pas, dans cette œuvre qui apparaît comme une tentative pour créer des mythes à la mesure du monde contemporain, une part de mystification?

Un univers où la satire le mêle à l’onirisme

Né en 1899 à T 拏ky 拏, Ishikawa vient relativement tard à la création romanesque, en publiant en 1935 une série de nouvelles. Sur sa vie et ses activités avant cette date, les rares éléments dont nous disposons n’en apparaissent que plus significatifs: après des études de littérature française, il affine son talent à travers la traduction d’œuvres d’Anatole France (Le Lys rouge , 1923), d’André Gide (L’Immoraliste , 1924; Les Caves du Vatican , 1928) et de Molière (Le Misanthrope , 1934), auteurs dont le ton va marquer ses écrits autant que les conteurs populaires de l’époque d’Edo, à qui il doit sans doute son penchant pour la farce. Il fut d’autre part attiré dès sa jeunesse par certaines formes de pensée subversive, notamment l’anarchisme: l’un de ses romans, Hakut 拏gin («La Mélopée des cheveux blancs», 1957), qui retrace, dans le T 拏ky 拏 des années vingt, l’itinéraire spirituel d’un étudiant nihiliste, puise certainement son inspiration dans des expériences personnelles de l’écrivain.

Un an après ses débuts de romancier, il obtient le prix Akutagawa (le plus important prix littéraire japonais) pour Fugen (1936), importante nouvelle dont la structure n’est pas sans rappeler celle des Faux-Monnayeurs et qui, par certains de ses thèmes (rapports du héros avec la réalité, rôle purificateur du désespoir dans la renaissance à une vie nouvelle), contient déjà en germe l’essentiel de l’œuvre ultérieure. Le romancier affirme son indépendance d’esprit, son goût de l’opposition et de la satire, dans Marusu no Uta («L’Hymne de Mars», 1938), récit antimilitariste interdit par la censure au moment même où les troupes japonaises envahissent la Chine. Pendant la guerre, il se consacre notamment à la critique littéraire, avec Mori Ogai Ron («Essai sur Mori Ogai», 1941) et Bungaku Taigai («Les Grandes Lignes de la littérature», 1942), textes où l’on peut découvrir des clefs pour pénétrer dans son univers romanesque.

Mais c’est à partir de 1946 que le génie de l’écrivain se révèle de façon éclatante, dans une série de nouvelles: Ogon no Densetsu («La Légende dorée», 1946); Mujint 拏 («La Lumière qui ne s’éteint pas», 1946); Yakeato no Iesu («Le Jésus des ruines», 1946); Shojo Kaitai («L’Immaculée Conception», 1947), où les images, concepts et miracles de la Bible lui permettent de transmuer la réalité quotidienne en réalité fantastique. Le héros de Yakeato no Iesu , rencontrant à deux reprises, au hasard de son errance dans les ruines de T 拏ky 拏 bombardé, un jeune vagabond couvert de poux et de crasse, finit par voir en lui l’image douloureuse de Jésus de Nazareth. Aucune œuvre n’a mieux dépeint la confusion du marché noir dans le T 拏ky 拏 d’après guerre, le rêve ardent d’un Sauveur qui vienne transfigurer l’horreur du quotidien: il y a là un témoignage irremplaçable sur le désarroi du Japon après la défaite, sur le cheminement qui permet à un intellectuel de surmonter ce désarroi par le recours à une surréalité.

Parmi le nombre important de nouvelles composées dans les années qui suivent, trois retiennent particulièrement l’attention: Narukami («La Colère du ciel», 1954); Sango («Les Coraux», 1955); et surtout l’un des chefs-d’œuvre de l’écrivain, Taka («Le Faucon», 1955): comment un chômeur, engagé par hasard dans une fabrique clandestine de cigarettes où s’élabore la «langue de demain», prélude à un ordre nouveau, s’intègre à cette «république de l’énergie en marche» dont il s’était d’abord senti exclu. Ces nouvelles, variations sur le mythe de la révolution, peuvent se lire à plusieurs niveaux: commençant comme des récits à suspense – dans la plus pure tradition du roman policier – elles tiennent aussi de la politique-fiction ou de l’allégorie sur la destinée humaine. Elles sont donc très représentatives de l’univers romanesque d’Ishikawa, où se mêlent en un tourbillon rêve et réalité. Dans les longs romans élaborés plus récemment – Aratama («Âmes déchaînées», 1964); Tembafu («Ode à Pégase», 1969); et surtout Ky 拏f ki («Chroniques du vent fou», 1980), somme d’un travail de dix ans, considérée d’emblée comme l’une des œuvres les plus accomplies de la littérature japonaise depuis la guerre –, la tendance onirique s’accentue de plus en plus: si l’actualité est prise comme matériau de départ (contestation étudiante dans Tembafu , monde de l’économie et de la politique dans Ky 拏f ki ), elle subit, à travers la subjectivité de l’écrivain et de ses héros, des distorsions inattendues, prenant parfois des allures d’apocalypse (Aratama ). La constatation faite par le critique Takahashi Hideo à propos de Ky 拏f ki : «...aucune tentative n’est faite pour donner une représentation directe du présent, utilisé plutôt comme matériau propre à stimuler l’activité incessante de l’esprit, et déployé comme une scène de cauchemar qu’envahissent les illusions étranges auxquelles l’imagination a donné naissance», peut s’appliquer aux romans d’Ishikawa publiés depuis le début des années soixante. Leur contenu paradoxal, la variété de leur style (richesse quasi précieuse alternant avec le dépouillement du vocabulaire, ampleur ou, au contraire, brièveté lapidaire de la phrase) en font des œuvres quelque peu hermétiques..., d’un hermétisme qui ne doit pas masquer toutefois la grande unité de propos de l’écrivain: finalement, c’est l’énergie inépuisable de l’homme, son désir de dépassement qui demeurent ses thèmes privilégiés.

L’énergie créatrice

À travers les nombreux volumes d’essais publiés dans les années cinquante sous le pseudonyme d’Isai, notamment Isai Hitsudan («Dialogues écrits d’Isai», 1952), l’on voit se dessiner une théorie du roman fondée sur ce concept d’énergie pris dans un sens très large: énergie mentale de l’écrivain qui donne l’impulsion à une œuvre, bien sûr, mais aussi pouvoir presque magique du mot et de la phrase qui, par un mécanisme quasi autonome, vont infléchir le cours de cette œuvre dans des directions que l’auteur, au départ, ne soupçonnait pas. Cette confiance dans le dynamisme du mot («Une seule phrase écrite avec justesse engendre, à coup sûr, son propre mouvement») et du texte entier («D’une œuvre réussie, il ne convient pas de dire qu’elle est bien construite, mais que la force en jaillit»), bref, cette conception selon laquelle c’est la continuité d’un élan mental qui imprime au roman sa réalité intrinsèque, est tout à fait originale dans le roman japonais du XXe siècle. L’une des qualités les plus remarquables de l’écriture d’Ishikawa, c’est le souffle qui la traverse, une respiration tantôt interminable, tantôt haletante, rythme qui, loin de tout artifice de style, est l’émanation la plus directe de l’élan mental cher à l’écrivain. Cet élan semble toutefois mieux s’incarner dans les formes courtes ou de moyenne importance, qu’il cultiva avec prédilection après la guerre, que dans les longs romans publiés plus récemment: l’un de ses chefs-d’œuvre demeure en effet une nouvelle, Shion Monogatari («Le Dit des asters», 1956), où il nous conte, dans l’atmosphère brutale et raffinée d’un Japon ancien, presque mythique, la quête entreprise par son héros dans la difficile «voie de l’arc». La nostalgie de l’absolu, invariablement présente, n’emprunte plus les masques de l’allégorie, comme tel est souvent le cas dans d’autres œuvres: elle s’exprime dans un lyrisme très pur, où se révèle un visage encore trop négligé de cet écrivain – car ce redoutable styliste, ce témoin railleur des contradictions de notre époque, fut aussi et surtout un poète visionnaire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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